Le plafond était flou. Quelques bulles s’échappèrent sans crier gare, sans qu’elle n’ait fait attention. Les yeux grands ouverts, June fixait les moulures dont les contours s’effaçaient peu à peu. Elle attendait que ça brûle, elle voulait ressentir quelque chose. L’air commençait à manquer et ses poumons se contractèrent. Pourtant, aucune douleur ne suivit, même pas une gêne. Elle patienta encore un peu plus, ne prenant plus la peine de cligner des yeux. Alors qu’elle était prête à se résigner, une douleur vive irradia dans sa tête. Son crâne était sur le point d’exploser. D’un seul coup, son corps ne fut plus que souffrance, et elle émergea à contrecœur du bain rougeâtre dans lequel elle baignait.
June sortit sans faire attention à l’eau qu’elle répandait sur le sol ; c’était aussi ça être libérée. Elle attrapa les sous-vêtements de la veille qu’elle avait jetés sur le bac à linge, retourna la culotte en dentelle et la remit sans réfléchir.
Elle se contenta de laisser tomber au sol le soutien-gorge qu’elle ne mit pas et enfila son T-shirt col V et un jegging noir. Devant le miroir à dorures de l’immense salle de bain, elle arrangea ses cheveux en une queue de cheval haute et la noua avec un ruban rouge trouvé dans un tiroir. Dans le couloir sombre qui menait à l’entrée et au salon, aucun bruit. June longea le mur couleur moutarde qui menait à la porte d’entrée en laissant sa paume glisser lentement sur le crépit. Elle marcha dans une substance brune qui se colla sous ses pieds nus mais elle continua en direction du jardin sans y prêter attention. L’énorme porte en bois grinça sur ses gonds tandis que June s’enfonçait dans le jardin inextricable. De toute évidence, il n’était plus entretenu depuis bien longtemps. Les arbustes, pas taillés, s’étendaient sur les côtés. Le soleil au zénith qui tapait sur les branches indisciplinées rendait les ombres malfaisantes. À plusieurs reprises, June s’écorcha les bras et les mollets en contournant un arbre centenaire ou des ronces proliférantes. De petites gouttes de sang perlaient le long des entailles mais coagulaient presque instantanément. La chaleur qui sévissait en ce mois de juillet était étouffante. Plus que jamais, elle aurait aimé que la remise à outils ne soit pas plantée si profondément dans le terrain.
Elle tira de toutes ses forces sur la poignée rouillée et la porte rubigineuse s’ouvrit sur le cabanon rempli de poussière. Une épaisse couche de pruine recouvrait étrangement les meubles en contreplaqués qui s’emboitaient dans la pièce. June éternua trois fois, pliée en deux au milieu de la nuée de crasse. Elle recouvra ses esprits en reniflant, et c’est toute la vieillesse du lieu qui se faufila dans ses narines irritées. Elle resta là un moment, à observer et à réfléchir. Des dizaines d’outils gisaient là, orphelins de leurs propriétaires. Perdue dans ses pensées, elle rêvassa assise sur un tabouret dont le siège en cuir était tout éventré.
June était une adolescente singulière, de celles qu’on ne cerne pas facilement. Elle pouvait être à la fois joviale et glaciale, sociable mais distante. Son esprit était brillant, un peu alambiqué ; ça ne plaisait pas beaucoup aux autres. Sa mère, Clotilde, disait toujours que sa fille n’arriverait jamais à rien dans la vie. Parce qu’elle était trop impulsive, trop complexe… Et que les autres ne chercheraient pas à essayer de la comprendre bien longtemps ! Maudite Clotilde, et maudit Louis aussi. Elle les trouvait tellement fermés et si vieux. Elle se remémora ces soirées à se sentir humiliée, accablée par leur discours de parents déçus. Elle n’avait jamais rien ressenti de tel, une pointe au cœur qui lui déchiquetait la chair.
Ses yeux se posèrent sur un vieux couteau de chasse posé sur l’étagère en face de la porte. Elle sauta du tabouret et se mit sur la pointe des pieds en s’étirant de toutes ses forces pour l’atteindre. Elle parvint à le faire basculer et le sortit de son fourreau. Il était plus grand qu’elle ne l’avait imaginé. La lame était complètement polie, mais après un coup sur le disque à polir, il serait sûrement comme neuf. Elle posa le long poignard sur la pierre et actionna la manivelle de la main droite. Un bruit métallique retentit par vagues dans la remise et des étincelles allumèrent l’atmosphère pesante. Elle passa son pouce sur le bout de la lame, ça suffirait.
Elle marcha sur ses propres traces pour retourner à l’intérieur, les pieds griffés par les graviers. Après avoir récupéré une vieille serpillère derrière la caisse à pain et des sacs à gravas dans le garage, elle passa finalement la porte de la salle à manger et contourna le canapé sans un bruit. À genoux, elle commença à découper la chair précautionneusement et essuya le sol à la va-vite. Elle nettoierait à grande eau plus tard. Elle fut surprise par la facilité de la découpe, le couteau s’enfonçait comme dans du beurre.
Elle bourra le premier sac jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus rien y glisser et se redressa, fière d’elle. June avait vraiment eu l’œil : Clotilde rentrait dans un seul sac.
Camille David